Intersexuation : aller plus loin [Spécial Allié.e.s]

 

Vous êtes sensibilisé.e à la question intersexe, peut-être même êtes-vous vous-même activiste LGBTIQ+, et/ou féministe, et vous cherchez à mieux gérer sur ce sujet?

 

Vous avez déjà les bases, genre le fait qu’il faut dire intersexuation et pas intersexualité, qu’il faut critiquer le corps médical… mais vous voulez aller plus loin : cet article est pour vous !

  1. L’intersexuation, en fait, c’est plus compliqué que ça

Au cours des dizaines de discussions sur l’intersexuation dans lesquelles j’ai pu écouter des militant.e.s dyadiques tenter d’être de bon.ne.s allié.e.s, le motif qui revenait le plus était cette image : un bébé naît, avec une ambiguïté génitale. Les parents sont déboussolé.e.s, les médecins opèrent. Au mieux on nous dit que les médecins abusent.

Et c’est tout. L’imaginaire des personnes dyadiques concernant l’intersexuation semble le plus souvent se limiter à cette scène unique, de la mutilation primaire et en quelque sorte originelle, qui fonde l’intersexuation.

Mais en fait non. Comment le dire simplement… les mutilations à la naissance touchent les organes génitaux; mais elles s’attaquent si on peut dire à la partie émergée de l’iceberg. En d’autres termes, elles ne “règlent” pas le “problème” “une bonne fois pour toutes” – comme peuvent d’ailleurs le prétendre les médecins.Nos variations impliquent quasiment toujours davantage qu’une “simple” excroissance à retirer; il s’agit de chromosomes, de gonades, d’hormones, d’organes internes…qui tous produisent des effets. La plupart des enfants intersexes vont subir d’autres opérations, parfois plusieurs dizaines, des traitements hormonaux, des hospitalisations, des examens invasifs – qui constituent, souvent, des agressions sexuelles et des viols, par du personnel médical ayant autorité, et avec la bénédiction de la famille. Les mutilations ont elles-mêmes des effets secondaires, infections, etc.  Les violences envers les intersexes, ce n’est pas une fois, et “quand on était trop petit.e.s pour s’en souvenir”. Cela dure des années. Et, à moins d’avoir refoulé durement des pans entiers de notre existence, on s’en souvient.

D’autre part, même cela n’est pas un vécu uniforme. Certain.e.s enfants savent qu’illes sont intersexes (ou déviant.e.s, ou monstrueux/ses), depuis tou.te.s petit.e.s. D’autres le découvrent à l’adolescence, à la puberté ou en son absence.

A certain.e.s d’entre nous on mentira frontalement, on prétendra qu’il s’agit d’une pathologie complètement différente, ou bénigne, on subira des opérations sous des faux prétextes et la vérité surgira comme une claque, bien plus tard.

A d’autres on fera bien sentir, dans l’enfance, qu’on encombre, et qu’on ferait mieux de ne pas exister.

L’essentiel est ici : notre intersexuation n’est pas un événement, ce n’est pas un fait, violemment modifié, et qui nous suit comme un trauma ancien. C’est toujours là, dans nos corps, nos cicatrices, nos “traitements”, nos rapports abîmés à nos corps, à nos sexualités; on se construit comme ça, cahin-caha : beaucoup d’entre nous sombrent dans la dépression ou pire; et beaucoup sont violent.e.s, dans leurs paroles, envers vous, qui n’avez pas vécu ça, qui ne comprenez rien, mais aussi envers nous, les autres, qui essayons de porter une parole policée, audible, politique – mais celleux-là sont aussi des nôtres. Si nos échanges, entre nous, peuvent d’ailleurs être très tendus, n’oubliez jamais que nous sommes un groupe de survivant.e.s, et que beaucoup d’entre nous souffrent de stress post-traumatique. Vous, en tant que dyadiques, n’avez pas à juger de nos modalités d’échanges, ni à distribuer les bons et les mauvais points.

Enfin, il faudrait arrêter de parler d’un axe avec deux pôles masculins/féminins, dont on serait plus ou moins proches, en fonction de notre “degré de variation”. L’image la plus exacte serait une constellation. Nos variations peuvent porter sur divers niveaux : chromosomiques, hormonaux, génitaux, gonadiques… Ce qui fait que nous avons des anatomies extrêmement variées. Il est impossible de nous classer sur une échelle de “féminin” à “masculin”. Certain.e.s d’entre nous n’ont rien qui puissent s’apparenter même théoriquement ou visuellement à “l’autre sexe” (selon la mythologie patriarcale); illes n’en sont pas moins non conformes, et subiront des mutilations et des violences médicales. En fait, c’est surtout “l’invalidation médicale de nos corps sexués” (pour reprendre l’expression de Janik Bastien) qui caractérise notre oppression – car encore une fois, l’intersexuation n’est un problème que parce qu’on vit dans une société qui trace des critères stricts à l’appartenance à la féminité ou à la masculinité.

La conclusion logique c’est que vous ne saurez pas toujours, vous n’aurez pas toujours de “preuve” que les personnes sont intersexes. A moins d’exiger le dossier médical des gens, il est la plupart du temps impossible de “deviner” si une personne est intersexe ou non. Alors arrêtez de nous examiner en essayant de trouver des indices de notre variation.

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Un bon début pourrait être de ne pas nier purement et simplement notre existence, ou de cesser la confusion entre intersexuation et modifications corporelles volontaires..

  1. Questionnez vos pratiques et vos propos

Puisqu’on est sur le sujet : nous ne sommes pas là pour vous donner un catalogue des variations existantes. Déjà parce qu’il n’existe pas de liste exhaustive. Ensuite parce que les moteurs de recherche, ça existe, et qu’on n’a pas que ça à faire. Et enfin, parce qu’on sait que la question qui vient derrière, c’est “Et toi? C’est quoi?”.

Alors oui, bien sûr, c’est de l’intérêt…ou plutôt de la curiosité. Rendez-vous compte, l’espace d’un instant, de ce que ça signifie pour nous de parler de ça. Vous êtes en train de nous poser, oklm, des questions sur, par exemple, nos parties génitales, notre éventuelle stérilité, plein de choses qui peuvent nous complexer (notre pilosité par exemple). Des questions qu’on nous pose, le plus souvent, depuis des décennies, dans les cadres hyper anxiogènes que sont les cabinets médicaux. Si nous devenons ami.e.s, peut-être qu’un jour, on aura envie de partager ça avec vous. Mais ce sera à notre rythme, et à nos conditions. Vous n’avez pas à poser ce genre de questions intrusives.

Mais oui, bien sûr, formez-vous! Allez voir les listes de “désordres du développement sexuel” si ça vous intrigue tant que ça. Mais surtout, tirez-en des conclusions. Vous êtes féministe? Rappelez-vous que présenter une équation du type femme = vagin + utérus + ovaires fonctionnels, femme = règles, femme = grossesse, ce n’est pas seulement transphobe, c’est aussi violent contre nous. Oui, plein de meufs cis intersexes sont stériles (la plupart en fait).

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Nous ne sommes pas une troisième catégorie. Très peu de pays assignent une 3e case aux intersexes, la plupart d’entre nous sont assigné.e.s garçons ou filles, et ne serait-ce que dans le langage nous sommes bien éduqué.e.s dans un des deux genres patriarcaux. 

Par ailleurs, n’oubliez pas que même quand il n’y a pas d’activiste intersexe identifié.e dans la salle, il est fort possible que des inters soient présent.e.s. A cause de la stigmatisation et des traumas, nombreuxses sont celleux qui ne sont pas out. Alors faites attention à ce que vous dites. Que vous sachiez que nous sommes présent.e.s ou pas. Ne parlez pas du dévouement inaltérable des médecins au bien-être des enfants, ou de la famille comme d’une cellule protectrice. Ne balancez pas avec légèreté des éléments qui peuvent être trigger pour nous – et pour d’autres ; détails d’opérations (même consenties), ou considérations générales sur les viols médicaux ou les traumas d’enfants.

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Ravi.e.s d’apprendre que ça fonctionne très bien.. on s’en rappellera à notre prochaine surinfection <3 (source : Damien Rouge)

  1. Nous ne sommes pas un argument politique

De la même façon, faites gaffe à votre façon d’aborder les questions intersexes.

Nous ne sommes pas un argument écologique contre les perturbateurs endocriniens. Ce type de propos est inouï de violence, puisqu’il implique que nous sommes une monstruosité dont l’origine devrait être combattue.

Nous ne sommes pas un argument trans pour la fin de la binarité naturalisée homme/femme. Oui, le sexe est construit, puisque le genre l’est et qu’il le précède. Mais nous citer à tout bout de champ pour appuyer votre démonstration nous instrumentalise, et renvoie à l’idée que nous ne sommes décidément pas “des vrai.e.s” hommes ou femmes. Une idée de ce que ça fait à celleux d’entre nous qui sont cis – ou qui simplement ont eu du mal à gérer ce discours dans, mettons, toute notre enfance et adolescence?

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Voici le genre de production hallucinante qu’on peut trouver sur des pages suivies par des centaines de personnes (ici, le Journal de Tii)

Nous ne sommes pas des enfants, que votre démarche humanitaire va libérer et protéger. Votre place est en soutien, en allié.e. Nous déterminons les modalités et les temporalités de nos luttes – nous pouvons d’ailleurs être en désaccord entre nous, mais ce n’est pas à vous de donner votre avis. L’imagerie que j’évoquais en début d’article favorise cette approche de charité chrétienne, dans laquelle tant de gens s’engouffrent : on va sauver les bébés intersexes, comme on sauverait les enfants d’Afrique. Ceci, comme cela, dépossède les personnes concernées de leur puissance d’agir. Même adultes, vous ne nous écoutez pas, ou vous nous regardez avec un regard désolé ; vous nous percevez comme des personnes tellement abîmées par la vie que notre propos lui-même en devient inaudible, quasiment inarticulé à vos oreilles inattentives.

Nous ne sommes d’ailleurs pas la seule catégorie opprimée à être infantilisée, ou renvoyée perpétuellement à un statut de victime incapable d’élaborer et d’agir. Vous pensez tellement souvent savoir ce qui est bon pour nous, ou prioritaire, ou stratégiquement pertinent. Laissez-moi vous rappeler un principe de base : l’émancipation des opprimé.e.s sera l’oeuvre des opprimé.e.s elleux-mêmes.

Enfin, je voudrais revenir sur une situation vécue excessivement fréquemment dans le milieu militant, surtout LGBTIQ+, depuis mon coming-out comme inter. Cette impression d’être regardé.e comme le chaînon manquant, ou comme une race ancienne et disparue dont on serait les derniers représentant.e.s. Ou comme l’Opprimé.e Ultime, dans cette course à l’oppression qui pourrit le milieu queer.

Peut-être croyez-vous que parce que vous nous regardez avec fascination et des étoiles dans les yeux, ce n’est pas du tout pareil que quand on est/a été observé.e.s avec dégoût ou curiosité. La vérité, c’est que vous participez à notre déshumanisation, à notre exclusion de la communauté des personnes humaines “naturelles” “normales”.

Petit conseil : rappelez-vous que nous ne sommes pas seulement des intersexes, nous sommes aussi des adultes, des activistes, nous avons une vie, un entourage, des projets : bref voyez-nous en trois dimensions, et comme des camarades.

  1. Pensez à comment notre intersexuation s’articule avec nos autres oppressions

Rappelez-vous que nous ne sommes pas seulement des personnes intersexes. Certain.e.s d’entre nous ont été assigné.e.s femmes à la naissance, et ont eu à subir le sexisme – la conjonction de ceci avec les pratiques médicales qui, très tôt, nous font comprendre le peu de cas que l’on fait de notre aspiration à l’intégrité physique et sexuelle, a des conséquences dramatiques. Assigné.e.s garçons ou assigné.e.s filles, il semble d’ailleurs que nous avons subi, plus que le reste de la population, d’autres violences sexuelles.

Le facteur raciste entre aussi en compte : les violences médicales envers les personnes non-blanches sont lourdement chargées d’histoire, et vous devriez vous former aussi là-dessus, soit dit en passant. Les normes de genre, on le sait, ne sont d’ailleurs pas exactement les mêmes selon le découpage raciste en groupes différents; cela signifie que les protocoles médicaux, les réactions familiales, ne sont peut-être pas exactement les mêmes. Cela reste à étudier.

La question de classe joue : selon les moyens de la famille, son accès à des médecins plus ou moins compétent.e.s, à des chirurgien.ne.s plus ou moins talentueux/ses, son capital culturel et social lui permettant d’émettre des doutes, de demander un second avis, de résister aux pressions normatives du corps médical… Les moyens financiers, aussi, pour les suivis, pour les conditions d’examens, pour la qualité des traitements eux-mêmes. Pour l’accès au choix des méthodes, aussi.

Enfin, l’identité de genre est un axe important. La plupart des activistes intersexes ne s’identifient pas comme cisgenres. Pour la plupart d’entre nous, nous avons été disqualifié.e.s de notre genre social très tôt, par avis médical. Cela signifie, aussi, un vécu différent de la transidentité. On nous a à la fois envoyé le signal que nous n’étions pas des “vrai.e.s”, et qu’il fallait absolument nous torturer, nous mutiler, pour qu’on puisse l’être. Nous n’avons pas, nous ne pouvons pas avoir, une relation “spontanée” à notre genre, comme l’ont beaucoup de cis, et certaines personnes trans “qui ont toujours su”. La plupart des activistes intersexes que je connais se disent genderqueer, queers, genderfluid, non-binaires… Les rares études montrent une prévalence des personnes trans dans la population intersexe (jusqu’à un tiers selon  Intersex Stories and Statistics).

Donc lorsque vous élaborez vos discours, vos pancartes, vos banderoles, n’oubliez pas : pas plus qu’un autre, nous ne sommes pas un groupe séparé. Il n’y a pas “les trans et les intersexes”, “les hommes, les femmes, et les intersexes”, ou “les luttes des personnes racisées, des femmes, et des intersexes”. La seule liste réciproquement exclusive est : “les personnes dyadiques et les personnes intersexes”. Bref, comme toutes les oppressions, la nôtre s’enchevêtre de façon dynamique avec toutes les autres auxquelles nous sommes exposé.e.s.

– Loé Lis, avec le soutien du CIA

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